Régal, N°1 dela presse cuisine - Spécial fêtes - Novembre décembre 2022
Le cœur battant des abers
Au nord de Brest, il existe un lieu devenu une marque de référence. Brassées par des courants uniques au monde, les huîtres de Prat-Ar-Coum font rêver les mateurs du monde entier.
Texte Hélène Piot, photos Emanuela Cino
L’iode en héritage
Chaque Madec a apporté sa pierre à l’édifice Prat-Ar-Coum. Les bassins qui se trouvent aujourd’hui encore sur les grèves de l’aber Benoît ont été créés par les deux premières générations, dès 1898. Les parcs en eaux profondes, eux, ont été installés dans les années 1950 par la troisième génération. Yvon a mis la maison aux normes européennes. Sa filles Caroline anime chaque été le restaurant de la maison. Et les fils de Caroline, comme Pol ci-dessus commencent doucement à s’intéresser à l’entreprise…
« Vous auriez dû venir me voir à la descente du train, ça vous aurait requinquées ! » Caroline Madec éclate de rire. Pour la cinquième génération de cette famille mythique d’ostréiculteurs, l’huître tient à la fois du remontant, de la gourmandise et de la raison de vivre. Solidement plantée dans ses bottes en caoutchouc, cette grande brune féminine savoure chaque minute passée dans l’humidité, être estran, viviers et sacs de mollusques. Dans une vie antérieure, elle travaillait dans la communication à Paris. Aujourd’hui, à l’arrivée de la cinquantaine, elle ne s’imagine plus vivre ailleurs qu’au nord de Brest, sur les rives de l’Aber Benoît. Cette rivière, qui devient estuaire sur cinq kilomètres avant de se jeter dans l’Atlantique, est le fief de la famille depuis 1898.
C’est à cette date qu’Alain Madec instituteur visionnaire, eut l’idée de se lancer dans l’ostréiculture. Une activité novatrice : les premières installations de captage d’huîtres en France n’avaient démarré qu’en 1853. Auparavant et depuis des siècles, les bancs d’huîtres naturels suffisaient au bonheur des gourmands. L’engouement né de la ramification des chemins de fer changea la donne : puisque Paris, et toute la France, voulaient des huîtres, il était temps de se pencher sur leur élevage.
LE LIEU PARFAIT
Flair ou coup de chance, l’endroit choisi s’avéra parfait : le mélange d’éléments végétaux apportés par les eaux de rivière et d’oligo-éléments charriés par le courant marin à chaque marée crée un milieu nutritif parfait pour les bivalves. Très vite, le succès fut au rendez-vous. Toutes les tables de renom au début du XXè siècle voulurent « des Prat-Ar-Coum » : la Maison Prunier à Paris, l’Huîtrière à Lille…
Alain Madec avait-il alors la moindre idée que ses arrière-petits-enfants trieraient encore des coquilles dans la grande bâtisse blanche qui lui servit de vivier ? Caroline sourit encore : « On est toujours là parce que c’est comme la marée : même quand l’un de nous essaye de partir, il finit toujours par revenir… »
Ce que l’aïeul n’avait peut-être pas prévu non plus, c’est le succès de son entreprise. Une réussite telle que son implantation, Prat-Ar-Coum, qu’on pourrait traduire par « le vallon humide » en breton, est devenu une marque connue dans le monde entier.
Pas uniquement pour ses huîtres, d’ailleurs : moules, bigorneaux, bulots, praires, palourdes, ormeaux, langoustines, crabes et homards sont venus allonger la liste des marchandises. Résultat : « du resto routier au Four Seasons Dubaï, en passant par le trois-étoiles Guy Savoy ou Pierre Gagnaire et la chaine de restaurants Vins et Marée, on fournit tout le monde ! ». Du moins les clients qui acceptent de payer le prix fixé par Yvon, le père de Caroline. Cet archétype de grand Breton solide et taiseux, aux yeux bleus de mer sous une chevelure couleur d’écume, a toujours bougonné qu’il préférait investir dans la qualité plutôt que dans le rabais. Bien lui en a pris : la maison est florissante. Un juste retour des choses, compte tenu du travail exigeant, dehors par tous les temps, qu’exige la quête de l’excellence.
BOULOT OU LABO
Mais au fait, ça consiste en quoi le métier d’ostréiculteur ? « Tout dépend comment on le pratique ! » lance Caroline. Comprendre : tout dépend si on gère toutes les étapes, ou si on achète les jeunes huîtres à des laboratoires (lire encadré page suivante). Traditionnellement, comme chez les Madec, la première étape consiste d’abord à capter les naissains, ou bébés huîtres, en mer. Cette première étape ne peut pas s’effectuer dans les abers qui n’offrent pas les conditions maritimes nécessaires. En juillet, les Madec installent donc dans des concessions bien délimitées, au-dessus des gisements d’huîtres sauvages, un dispositif fait de coupelles enduites de chaux et de sable reliées par des barres de métal. Peu à peu, les larves d’huîtres en suspension vont venir se coller à cet enduit friable, d’où on peut ensuite les détacher facilement. Ces huîtres juvéniles sont alors stockées dans des sacs grillagés immergés soit en eau profonde (huîtres plates) soit dans des parcs où chaque marée basse les découvre (huîtres creuses). Il faut retourner ces sacs régulièrement pour éviter que les coquillages ne se collent les uns aux autres, qu’ils ne soient asphyxiés par les algues ou dévorés par leurs nombreux prédateurs : dorades, poulpes, étoiles de mer, oiseaux, bigorneaux perceurs…
PEIGNER LE SABLE
Lorsque les huîtres ont dix-huit mois, il est temps de les semer à la volée à même le fond marin. C’est cette technique qui différencie les Madec des producteurs qui privilégient l’élevage sur des cordes ou des poches installées sur des tables. Posées sur le sol sableux (préalablement « peigné » à la herse pour le débarrasser de ses algues), les huîtres vont fabriquer des coquilles solides, renforcer leur muscle pour résister aux courants et développer leur saveur. Selon le parc où elles grandissent, elles seront fines (peu charnues) ou spéciales (très charnues). Elles sont changées de parc chaque année en fonction des caractéristiques que les Madec souhaitent leur donner. « Nous gérons ainsi une centaine d’hectares de parcs, répartis entre les abers, la baie de Morlaix et la rade de Brest. Chacun possède un nom, comme les parcelles d’un vigneron », détaille Caroline. LA plupart sont découverts à marée basse. Ceux qui sont en eaux profondes sont parfois signalés par la présence de grandes perches de châtaignier permettant de les repérer plus facilement quand ils sont inspectés. Pour s’assurer que les huîtres évoluent bien, il n’existe que trois moyens : une drague depuis le bateau, un drone sous-marin ou une plongée. Au sol, un soutènement en pierre permet parfois de corriger la pente naturelle du rivage. Toute une flotte est nécessaire pour assurer la maintenance des parcs. La famille Madec possède une dizaine de navires : chalands semblables à des pontons mobiles, puissants dragueurs taillés pour la haute mer et bateaux de surveillance. Quelque soit leur parc initial, toutes terminent leur élevage dans l’aber Benoît, où les eaux sont les plus riches sur le plan nutritif. Dans ce mélange saumâtre d’eau de mer et de rivière, elles se chargent, à chaque intempérie, des apports végétaux charriés par les cours d’eaux, auxquels se mêlent le plancton et les autres micro-organismes brassés par les courants. C’est ce régime très riche qui va leur donner leur goût spécifique. A l’âge de 3 ou 4 ans, les huîtres creuses peuvent enfin être commercialisées. Les plates doivent attendre 4 ou 5 ans.
OREILLE DE COCHON GRILLEE
Lorsqu’elles sont à parfaite maturité, elles sont triées, calibrées et dont un dernier petit tour dans les bassins du purification oxygénés des viviers Madec. Les voilà prêtes pour les bourriches estampillées Prat-Ar-Coum ! Dès 7h30 chaque matin, elles sont charriées sur une noria de camions qui part livrer les plateformes logistiques avant de poursuivre leur chemin vers les plus belles tables. La crise économique actuelle n’y change pas grand-chose : pour un grand nombre de gastronomes, les fêtes, et surtout celles de Noël, ne peuvent pas se concevoir sans huîtres. Cette période de l’année représente 35% du chiffre d’affaires annuel de l’entreprise.
Chaque automne, la demande explose, avec un point culminant fin décembre. Plate ou creuse, petit ou gros calibre, chacune a son marché. Même chez les Madec, on n’est pas d’accord. Les yeux brillants Yvon se souvient « d’une double zéro (le plus grand calibre, de la taille d’une main) avec une oreille de cochon grillée, à Barcelone » quand Pol, le fils de Caroline, proteste timidement : « Ah non ! Moi je préfère les plates, elles ont une texture tellement plus fine… » Bon sang ne saurait mentir : le grand-père d’Yvon dégustait tous les matins une douzaine de plates avec un verre de blanc !
Recettes tirées du livre Huîtres d’Anaïs Delon et Emanuela Cino et Valéry Drouet éditions Hachette 39.95 euros